Discours de Son Éminence le Professeur Dr. Ahmad Al-Tayeb, Grand Imam d'Al-Azhar, Président du Conseil des Sages Musulmans, lors de la séance d'ouverture de la rencontre internationale pour la paix intitulée : « Trouver le courage de chercher la paix », Organisée par la Communauté de Sant’Egidio, à Rome
Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux
Votre Excellence Sergio Mattarella, Président de la République italienne,
Votre Majesté la Reine Mathilde de Belgique,
Son éminence, le cardinal Pietro Parolin
Que la paix, la miséricorde et les bénédictions d’Allah soient sur vous tous.
En préambule à mes propos, j’ai le grand plaisir d'exprimer ma sincère gratitude à la Communauté de Sant’Egidio et à tous ceux qui la soutiennent pour leur engagement indéfectible en faveur du dialogue interreligieux et interculturel, et pour leur défense des valeurs humaines intemporelles enracinées dans la révélation des religions divines et leurs saintes écritures.
Vous conviendrez avec moi, je crois, que le concept de justice absolue est le fondement même sur lequel les cieux et la terre ont été établis — un principe divin établi par Allah lui-même, la garantie ultime des droits de l'homme : égalité, liberté, dignité, sécurité, paix et fraternité humaine, indépendamment des différences de race, de sexe, de couleur de peau, de religion ou de langue.
Vous conviendrez également, Mesdames et Messieurs, que le mépris délibéré de ces valeurs par notre civilisation contemporaine a donné des résultats amers. Les plus tragiques sont les guerres insensées imposées à des peuples impuissants et appauvris, qui ne possèdent ni les moyens ni le pouvoir de repousser les agressions de leurs agresseurs : des hommes au cœur endurci et à la conscience morte, qui se moquent de la sainteté de la vie humaine et méprisent l'inviolabilité qu'Allah a lui-même interdite dans ses saintes écritures et révélations.
Au-delà de ces conflits, l'absence de ces valeurs a conduit à des crises économiques dévastatrices – se manifestant par la pauvreté, le chômage, la famine et la division du monde en un Nord riche et opulent et un Sud démuni et déchiré par la guerre, accablé par la dette, la maladie et le désespoir. À cela s'ajoutent les crises environnementales nées de l'exploitation imprudente des ressources naturelles ; les crises politiques marquées par les troubles, les conflits, la peur, l'intimidation et l'incertitude ; et les crises sociales qui s'attaquent aux croyances sacrées et aux fondements moraux des peuples, ciblant l'institution de la famille et l'innocence des enfants, et promouvant des alternatives déviantes rejetées par les religions, la morale et la saine nature humaine – cette nature même sur laquelle Allah a créé l'humanité depuis l'époque d'Adam, que la paix soit sur lui, jusqu'à nos jours.
Chers participants,
Ce qui manque cruellement à l'homme du monde moderne, c'est la morale de la justice, dont l'absence a engendré un grave désordre dans les critères qui distinguent le bien du mal, la beauté de la laideur, le juste de l'injuste. Il est devenu malheureusement trop courant de voir l'injustice déguisée en loi, la domination et l'arrogance justifiées au nom de l'« ordre mondial », et les atrocités et les violations excusées au nom de l'« intérêt » ou de l'« opportunité ».
Il suffit de regarder les guerres qui ont ravagé notre Orient autrefois pacifique. Chaque fois qu'une telle guerre éclate, elle entraîne une série d'horreurs : la destruction des foyers avec leurs habitants, le déplacement de milliers de femmes, de personnes âgées et de jeunes, la mort d'enfants de faim, et la joie perverse de ceux qui bafouent la dignité humaine et infligent l'humiliation – le tout sous les yeux d'un monde soi-disant « civilisé » du XXIe siècle. Misérable est la liberté qui prive les faibles de leur droit sacré de vivre en sécurité sur leurs terres. Et misérable est la justice qui permet - voire justifie - de telles atrocités.
Mais parce que la vérité triomphera toujours, les consciences des hommes libres se sont éveillées, tant en Orient qu'en Occident. Les voix d'hommes, de femmes et même d'enfants honorables se sont élevées dans de nombreuses régions du monde, dénonçant les massacres à Gaza et en Palestine – des atrocités qui ont blessé le cœur même de l'humanité, étouffé sa conscience et noirci les pages de l'histoire moderne.
Cette scène tragique, qui pèse lourdement sur nos cœurs depuis plus de deux ans, révèle une profonde lacune dans la structure de l'ordre international et un désarroi alarmant dans la politique mondiale. Elle montre que la paix internationale est devenue l'otage de l'équilibre des pouvoirs, de l'arrogance de la force, du commerce des armes et des profits de la guerre - totalement détachée des principes de vérité et d'équité, sourde à la voix du devoir et à l'appel de la conscience, et étrangère à la logique de la raison - cette raison même qu'Allah a fait le don le plus équitablement partagé parmi l'humanité.
Ces crises imbriquées révèlent ni plus ni moins qu'un profond désordre affligeant l'ordre mondial – un ordre qui a perdu son sens moral et qui applique désormais des doubles, voire des centaines de poids et mesures, chaque fois que cela sert ses intérêts. Cette maladie morale, qui a frappé au cœur même de la justice internationale, ne peut s'expliquer que par la montée d'un racisme et d'une arrogance odieux sur terre – deux fléaux totalement contraires à la loi divine de justice absolue édictée par l'Islam, la foi à laquelle j'adhère, et d'ailleurs par toutes les révélations célestes qui l'ont précédée – des révélations auxquelles je crois aussi fermement qu'au message de l'Islam. C'est aussi cette même justice que défendaient les plus grands philosophes – de Platon et Aristote, en passant par Al-Farabi et Averroès, jusqu'aux penseurs européens des temps modernes qui croyaient en l'éthique du devoir et au caractère sacré de la conscience humaine.
À ce stade, je tiens à exprimer ma sincère gratitude aux pays qui ont reconnu l'État de Palestine et à les saluer pour leur position courageuse - un véritable éveil de la conscience humaine et un triomphe de la justice pour les droits spoliés du peuple palestinien. Nous espérons que cette reconnaissance constituera une étape concrète permettant au peuple palestinien d'obtenir ses droits légitimes - avant tout, l'établissement de son État indépendant avec Al-Quds Al-Sharif (Jérusalem-Est) pour capitale.
Je suis fermement convaincu qu'aujourd'hui, la communauté internationale s'accorde à dire que la solution à deux États est la seule voie viable vers la paix dans la région et dans le monde.
Honorables participants,
Nous devons nous souvenir que là où la justice est absente, l'injustice prévaut inévitablement. Et là où les droits des peuples sont violés, les valeurs se dégradent et disparaissent. L'humanité elle-même est piétinée – sous la cupidité des intérêts matériels, l'arrogance d'une fausse puissance et l'ivresse du pouvoir. Lorsque les faibles sont privés de leurs droits et que l'oppresseur est honoré pour les avoir volés ; lorsque l'être humain est réduit à un simple chiffre dans les calculs politiques ou à une marchandise bon marché dans les économies de marché – alors nous savons que le soleil de la vérité s'est couché, ou presque, et que notre monde sombre dans un vide moral annonciateur de l'effondrement des ordres moraux avant même l'effondrement de leurs valeurs. C’est précisément pour cette raison qu’Al-Azhar, conjointement avec le Conseil des Sages musulmans et l’État de la Cité du Vatican, a pris l’initiative de lancer le Document sur la Fraternité humaine, que j’ai signé avec mon regretté frère, le Pape François, à Abu Dhabi en 2019.
Dans ce document historique, nous avons clairement affirmé que la paix n’est pas un état négatif défini simplement par l’absence d’armes – chose presque impossible à atteindre – mais plutôt une condition positive et active fondée sur la présence de la justice et de l’équité. Nous avons affirmé que la justice n’est pas la victoire d’une partie sur une autre, mais le triomphe de l’humanité elle-même sur les pulsions d’égoïsme, de domination et de cupidité matérielle qui imprègnent nos vies sociales, économiques et morales.
Mesdames et messieurs,
L’intelligence artificielle est devenue l’une des forces les plus transformatrices qui façonnent nos sociétés. Nous avons donc le devoir moral d’exploiter cette technologie au service d’un avenir plus équitable et plus juste pour l’humanité. Nous devons reconnaître que la sauvegarde de notre patrimoine spirituel et moral dans l’utilisation de cette technologie n’est pas un luxe ni une préoccupation facultative – c’est un engagement éthique et une profonde responsabilité humaine. En effet, je n’exagérerais pas en disant que nous sommes aujourd’hui à un carrefour civilisationnel : soit nous laissons cette invention approfondir le déclin moral et civilisationnel, soit nous l’utilisons comme force motrice pour restaurer et corriger le cours de l’humanité.
J’avais d’ailleurs commencé – avec mon regretté ami le Pape François – à rédiger une Charte sur l’éthique de l’intelligence artificielle. Mais avant qu’elle ne soit achevée, le destin est intervenu : la maladie et son décès ont retardé la publication de cet important document.
Aujourd’hui, des équipes conjointes d’Al-Azhar, du Vatican et du Conseil des Sages musulmans poursuivent le travail de finalisation de cette Charte – afin qu’elle serve de référence morale et humaine universelle qui régule la relation appropriée entre l’humanité et les technologies qu’elle a créées, garantissant que l’intelligence artificielle reste au service de l’humanité, et non une épée brandie contre elle.
Pour conclure mes propos, je réitère que le monde a aujourd’hui cruellement besoin de justice pour retrouver sa tranquillité, et d’un renouveau de la conscience humaine – une conscience qui comprend que même le plus petit acte d’injustice est une étincelle capable d’allumer les flammes du conflit partout sur terre. Chaque être humain lésé en ce monde est une blessure qui ne cicatrise jamais dans le corps de l'humanité tout entière.
Ce monde ne se relèvera pas de ses effondrements répétés tant qu'il ne croira pas que la justice est la loi suprême de la vie et que la paix en est la conséquence naturelle.
En substance, la racine de la corruption actuelle réside dans la séparation de l'éthique et de la foi, dans la tentative de préserver la moralité tout en rejetant la religion. Car lorsque la moralité est coupée de son fondement divin, elle est livrée au gré des vents, facilement transformée en arme de conflit, de cupidité et d'oppression contre les pauvres et les faibles.
Merci de votre aimable attention et que la paix, la miséricorde et les bénédictions d'Allah soient sur vous tous.